Albert V. Breau

N.B.: Liste des galeries d’art et expositions à la fin de ce texte.

Biographie d’ALBERT « ACE » BREAU champion.
En date du 8 mai 2006

Au printemps 1956, à l’âge de 14 ans, j’ai quitté Moncton N.B. pour rejoindre ma mère, mes frères et mes sœurs à Montréal. J’étais le plus jeune d’une famille de 13 enfants. Ma mère devait venir à ma rencontre à la gare centrale. Pendant que je me préparais à débarquer du train, les émotions qui me grugeaient de l’intérieur s’intensifiaient.
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Le voyage de 18 heures avait été fatiguant, le stress de la nouvelle aventure m’avait gardé éveillé. Je venais à Montréal pour devenir boxeur. J’allais prouver à mon père qu’il avait eu tort de rire de moi. “Toi, boxeur ? Avec tes deux pieds dans la même bottine, si tu es assez stupide pour te retrouver dans une arène de boxe, tu vas te faire arracher la tête. » me répétait-il. Ce jour-là, pourtant, les émotions qui me hantaient n’avaient rien à voir avec mon père ni avec la boxe.

J’allais rencontrer ma mère que je n’avais pas vue depuis l’âge de deux ans. Je n’avais reçu ni carte d’anniversaire, ni carte de Noël de sa part. Tout ce que j’avais c’était une photo d’elle souriant fièrement, avec moi assis sur ses genoux. Je m’étais souvent demandé si cette photo avait été sa façon de me dire adieu.

En débarquant du train, ce qui m’inquiétait le plus arriva. Personne n’était là pour m’accueillir. Ne sachant pas quoi faire, j’ai fait semblant d’être « cool » et au-dessus de mes affaires mais à l’intérieur j’étais un petit garçon effrayé. Je tournais en rond dans la station, ma valise en carton noir à la main, essayant de cacher ma peur. J’examinais chacune des femmes qui auraient pu être ma mère. Après ce qui m’a paru une éternité, une femme qui venait en ma direction m’appela par mon prénom. C’était la plus belle des femmes que j’avais vues, avec ses yeux noirs et ses yeux d’ébène. Le sourire qui éclairait son visage rond me fit lui pardonner tout le mal qu’elle m’avait fait et toutes ces fêtes qui avaient accentué la douleur de son absence. Elle avait le même sourire que j’avais contemplé pendant des années, sur ma photo usée.

Elle me serra si fort que la chaleur de son corps sous son manteau de fourrure, fit fondre mes peurs, mes doutes et toutes les pensées négatives que j’avais pu avoir envers elle. « Excuse-moi d’être en retard », me dit-elle en m’embrassant. À ce jour, je ne me rappelais pas avoir jamais été embrassé. Ce fut très bon. C’était donc elle, ma mère. Comment mon père avait-il pu laisser une femme aussi chaleureuse, aimante et belle ? J’allais enfin recevoir cet amour qui avait manqué à ma vie. Ma belle-mère était une femme froide et cruelle; la seule attention qu’elle m’avait porté consistait à crier après moi et me frapper au visage lorsque je bégayais. Elle croyait que c’était la solution à tous les mots. Ça ne faisait que me refermer dans ma coquille. Ça m’a pris des années avant d’être capable de parler à une personne en situation d’autorité sans bégayer.

Il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour découvrir que ma chaleureuse et souriante mère pouvait se transformer en un Frankenstein qui hurle et qui frappe. Ma première nuit à Montréal fut un réveil brutal. Toute la famille s’est rassemblée dans ma nouvelle demeure à Pointe St-Charles; la boisson coulait à flot, en peu de temps tout le monde était réchauffé. C’était tout un accueil et ma première expérience avec l’alcool.
Mon père était un homme violent, il sacrait après moi et m’accusait de tous les maux. Son slogan préférée était : « Qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’il me punisse avec un enfant comme ça ? ». Quand ça ne lui suffisait pas, il me battait à me couvrir de bleus. Toute cette violence était faite à froid. S’il avait mélangé sa haine à la boisson, qui sait ce qui me serait arrivé ?

Cette nuit là donc, j’ai vu le magnifique sourire de ma mère se transformer en rictus haineux. Le tout débuta par une engueulade de bas niveau avec une de ses belles-filles. Puis elle se mit à frapper son propre amant parce qu’il exprimait son désaccord avec elle. Comme si cela ne suffisait pas, elle a provoqué un conflit entre deux de mes frères. Ils sont sortis pour se battre dans la cour. Les poings en l’air, se prenant pour des champions de boxe, ils se sont vite roulés dans le mélange de boue et de neige fondante, trop saouls pour tenir debout. Quelques minutes plus tard ils rentraient dans la cuisine, essoufflés et trempés. Pendant tout ce temps, sans quitter sa guitare des yeux, mon autre frère chantait du rock and roll, sans perdre une seule note.

Au milieu de cette cacophonie, un voisin a appelé la police. Ma mère les a envoyé chez le diable en leur claquant la porte au nez. La fête a continué. Je restais là, témoin effrayé et confus. Je sirotais ma bière, essayant de cacher mon désarroi. Je ne me souviens pas comment de bières j’ai bues ce soir là, mais mon cerveau a fini par s’embrouiller jusqu’à ce que je perde conscience. On m’a dit que mon frère à la guitare m’avait mis au lit.

Je n’ai jamais compris comment mes frères et sœurs avaient pu se rendre au travail le lendemain alors que moi j’étais malade comme un chien. Je pensais que j’allais mourir. Pour ce qui est de ma mère, elle et son copain se sont levés dans l’après-midi et ont continué à boire. Je ne les ai pas vus sobres pendant des jours. Ce fut la première des nombreuses fêtes de famille auxquelles j’ai survécu; anniversaires, Fêtes de Noël et du Jour de l’an, Fête de la St Patrick, de la St Jean Baptiste, Pâques, toutes les occasions étaient bonnes. Je pense même qu’ils fêtaient l’indépendance des États-unis.

Quelques jours après ce « party » de bienvenue, je me suis lié d’amitié avec les jeunes du coin de la rue Rozel et Charlevoix. À l’époque, Pointe St-Charles était un des quartiers les plus durs de la ville sinon du pays. La plupart des habitants étaient Irlandais et tout le monde parlait anglais. Cela me convenait. Quelques années plus tôt au Nouveau-Brunswick, des touristes québécois m’avaient demandé des directions en français. J’ai essayé de les aider mais ils ont ri de moi. Je ne savais pas si c’était mon bégaiement ou mon accent acadien qu’ils avaient trouvé si drôle mais je me suis juré de ne plus jamais parler français. Cela a duré des années. Ma mère ne parlait que français, je lui répondais en anglais.

À partir du moment où j’ai joint le gang de rue, je suis devenu incontrôlable. À chaque fois qu’on voyait une auto de police, on courait comme des fous, juste pour l’excitation que cela nous procurait. Ensuite on riait et on se vantait de notre performance. En l’espace d’un mois j’ai été arrêté deux fois par la police, une pour m’être battu, l’autre pour avoir couru avec le reste de la gang. Ma mère venait me chercher en cours le matin suivant.
J’avais fait mes preuves, j’étais devenu un vrai membre de la gang. On se battait contre les gangs de Verdun, St Henri, le Goose village et Griffin town. Aucune de leur « grocery store » n’était en sécurité avec nous. On vendait notre butin aux magasins de notre quartier qui le revendaient à nos parents. Tout le monde savait d’où venait la marchandise mais personne n’en parlait. Les gens de ces quartiers pauvres avaient un talent naturel pour la politique, mais ne le dirigeaient pas dans la bonne direction. Les premières fois que la police m’a ramassé dans la rue, ma famille a ri. Au bout d’une douzaine de fois, plus personne ne trouvait ça drôle.

Un jour, quatre d’entre nous décidèrent de mettre le feu à un pont de bois qui supportait les rails de chemin de fer, sur la rue Tupper. Je ne me souviens pas qui avait eu cette brillante idée. Tout ce que je sais c’est que ces grosses poutres ont fait le plus gros feu de camp que Pointe St Charles avait jamais vu. On a vraiment allumé le ciel cette nuit là. Les camions de pompiers arrivaient de partout. D’un mauvais coup à l’autre, on essayait toujours de se dépasser.

Je savais que si quelque chose tournait mal, ma mère me couvrirait et dirait aux policiers que je n’avais pas quitté la maison de toute la soirée mais elle finit par perdre patience. Comme elle appelait mon père pour lui demander de venir me chercher, je me suis sauvé. Je me cachais chez mes amis, un soir chez l’un, le lendemain chez l’autre. J’ai joué à cache cache comme ça pendant trois semaines jusqu’à ce qu’un de mes frères me trouve. Avec le recul, je ne crois pas qu’on m’ait cherché avec beaucoup de convictions Ils auraient pu me trouver dans l’un des deux restaurants où la gang se tenait tous les soirs.

Toute la famille a essayé de me convaincre de retourner chez mon père. Il n’était pas question que je retourne là-bas. J’en avais eu assez de me faire traiter de stupide et de recevoir des claques au visage. Une de mes sœurs et son mari m’ont pris avec eux à la condition que je fasse ce pourquoi j’étais venu à Montréal, commencer la boxe. Mon frère Raymond m’emmena au White Owl Boxing Club dans St Henry, un gymnase géré par Roger Larrivée et son frère Aimé. Je n’irais pas jusqu’à dire qu’ils m’ont sauvé la vie mais ils m’ont sorti de la rue et certainement évité la prison. Ils n’ont jamais perdu confiance en moi, même après si j’avais perdu mes 12 premiers combats amateurs.

Cela peut paraître étrange, mais je crois que j’ai perdu ces douze premiers combats contre mon père. Il m’avait lavé le cerveau avec tellement de négativité pendant toutes ces années. Oui, les trois ou quatre premiers combats, j’étais maladroit comme tous les jeunes de quatorze ans qui font quelque chose pour la première fois. Notre corps doit s’ajuster à ces mouvements qui ne sont pas naturels. Mon gros problème dans l’arène était que je me défendais au lieu de me battre. Dans la rue pourtant je me battais comme un enragé, même quand je savais que j’allais perdre.

Dans un combat de boxe, les menaces de mon père m’assaillaient: « Si tu es assez stupide pour te retrouver dans une arène, tu vas te faire arracher la tête.» Au son de la cloche, je donnais un jab puis je me sauvais. Quand mon adversaire venait assez proche, je m’accrochais à lui et je le tenais jusqu’à ce que l’arbitre nous sépare. On ne gagne pas des combats de cette manière là. Mais j’avais prouvé à mon père qu’il avait tort, personne ne m’avait arraché la tête et je n’avais pas de marque au visage.

Quand je n’étais pas au gymnase, je retrouvais ma gang. Notre seul but était de faire des niaiseries. Un an et demi après avoir commencé à boxer, je me suis fait ramasser dans une bataille de rue. Ma mère et ma famille m’avaient laissé tomber, il ne me restait qu’une personne vers qui me tourner, c’était Roger Larrivée.

J’ai essayé de signaler son numéro de téléphone mais je ne pouvais pas placer les chiffres dans l’ordre. Je commençais à croire que j’étais stupide. (J’ai su par la suite que j’étais dyslexique.) Frustré, j’étais sur le point de fondre en larmes quand un policier me demanda ce qui n’allait pas. À travers mon bégaiement je lui ai dit que je ne savais pas me servir du téléphone. Il a signalé pour moi.

Je bégayais tellement que je ne pouvais pas dire à Roger où j’étais. Là encore le policier est venu à mon secours. Il a pris le téléphone de mes mains et lui expliqué à la situation.
J’ai réalisé que les policiers n’étaient pas tous des salauds. Certains étaient humains et faisaient leur travail avec compétence.

Roger est venu me chercher, visiblement mécontent. Il m’a emmené déjeuner et pendant le repas, il m’a dit qu’il ne voulait pas de «bum » dans son gymnase. Soit je lâchais le gang, soit j’allais m’entraîner ailleurs.

Je savais qu’il était homme de parole et qu’il ne reviendrait pas là-dessus. Ou je le suivais, ou je partais. Je lui ai demandé pourquoi il voulait encore de moi puisque tout ce que je faisais c’était perdre mes combats. « La boxe c’est seulement un sport. C’est ben le fun de gagner mais c’est pas si important que ça. La seule place où je veux te voir gagner, c’est dans ta vie. Je veux que tu deviennes un homme. Je veux pouvoir être fièr de dire que t’es mon ami. »

Beaucoup de gens m’ont aidé tout au long de ma vie, mais jamais autant que Roger l’a fait ce matin là. C’était un homme généreux. Je ne sais pas combien de jeunes il a aidé sûrement une centaine. De l’adolescence à la vingtaine, il a été comme un père pour moi et jusqu’à sa mort nous avons été les meilleurs amis. Une étrange chose arriva après ce déjeuner avec Roger. Je me suis mis à gagner les Golden Gloves, le championnat de la ville, les Diamond Gloves plusieurs années de suite et j’ai terminé ma carrière amateur en gagnant le championnat canadien. Ensuite, j’ai gagné le championnat canadien junior mi-moyen comme boxeur professionnel.

Y a une chose que j’ai appris en perdant mes premiers combats, c’est la défense. Je n’ai jamais porté un casque protecteur. Durant ma longue carrière, j’ai fait au moins deux mille rounds de boxe en entraînement avec les meilleurs de mon époque: Gaby Manciny, Marcel Bellefeuille, Jeffrey Allan, Ronald Jones, Armand Savoie, Joé Durelle, Pat McCoy et Donato Paduano pour n’en nommer que quelques-uns.
Je me suis battu contre Fernand Simard, Colan Frazer, Walter ‘ Peanuts ‘ Arseneau, Don Ross, Fernand Marcotte et bien d’autres.

Ouais ! J’ai mangé des coups, je me suis même fait passer le K.O. Et puis après ? Quand on considère la quantité de coups de poings qui ont déferlé sur moi, ça ne pouvait pas faire autrement. Non seulement je ne me suis pas fait arracher la tête, mais je m’en suis sorti sans blessures, sans cicatrices sur les arcades et je ne parle pas du nez.

Plus tard, lorsque je me suis intéressé à l’art, ma famille s’est encore moquée de moi. « Toi, un boxeur, qu’est-ce que tu connais à l’art ? » Ils avaient raison, je n’y connaissais rien, mais j’appréciais certains tableaux que j’avais vus. Mes détracteurs ignoraient que la détermination qui m’avait poussé à gagner tous ces combats continuait à faire partie de ma nature.

Depuis que ma femme m’avait appris à lire, je lisais tout ce qui me tombait sur la main. Je peignais (je m’entraînais) pendant des heures. Au début, tenir un pinceau dans ma main m’apparaissait aussi étrange que l’avaient été les gants de boxe des années auparavant. Avec le temps, le pinceau est devenu comme une extension de moi-même. Avec persévérance, je suis devenu un artiste accompli.

J’éprouve le même enthousiasme face à un défi artistique que lorsque j’étais dans une arène de boxe. Chacun de mes adversaires offrait un défi différent – style, force, poids, vitesse, intelligence. Parfois toutes ces qualités se retrouvaient dans un boxeur particulièrement talentueux. L’art possède des défis – couleurs, forme, grandeur, composition, humeur, en plus de mes élans et de mes limites personnelles. La créativité c’est l’art de mettre en œuvre nos aptitudes et de relever les défis qui nous intéressent, peu importe dans quels domaines.

Un autre rêve dormait au fond de moi depuis des années, le désir d’écrire. Pour une raison que j’ignorais, je n’arrivais pas à placer les lettres dans le bon ordre. Personne ne pouvait comprendre ce que j’avais écrit; même moi, je ne pouvais pas me relire. Mon père avait-il raison, peut-être que j’étais stupide. Être champion de boxe, être artiste peintre, n’avaient pas réussi à apaiser cette angoisse.

Pour contourner le problème, je disais mes poèmes à ma femme et c’est elle qui les écrivait. Puis on a entendu parler des problèmes de dyslexie. J’ai enfin compris pourquoi j’avais eu tant de difficultés avec les lettres et les chiffres. Ce n’était pas de la stupidité, mais une difficulté d’apprentissage. Libéré de ce stress, j’ai appris à vivre avec ma dyslexie et fini par accepter de demander l’aide des autres pour me corriger. Chaque poème augmentait ma confiance en moi. J’ai écrit des articles dans le journal, publié un roman « Les ombres rouges. » et écrit des pièces de théâtre. J’ai produit et mis en scène la pièce “Le vernissage” à Laval.

J’ai fini par me dire que si j’ai réussi tout ça en me croyant stupide, il n’y avait pas de limite à ce que je peux faire maintenant que je sais que je ne le suis pas. Aujourd’hui quand j’ai une difficulté, au lieu de me dénigrer, je cherche la solution. Personne ne peut savoir mieux que moi si je peux ou si je ne peux pas réussir. La boxe m’a appris beaucoup. Ce n’est pas le nombre de fois où je me retrouve au plancher qui compte, mais le nombre de fois que je me relève. Et quand l’arbitre suprême va faire mon dernier compte, je veux que mes vrais amis soient fiers de moi, comme l’a été Roger.

Albert Victorin Breau

Afin de connaitre l'artiste peintre et le poète, visitez http://montroyalartgallery.com/french/abreau.htm.